BANDE DESSINÉE : Enki Bilal, l’homme qui peint les bugs dans nos âmes

BANDE DESSINÉE : Enki Bilal, l’homme qui peint les bugs dans nos âmes

Le quatrième tome de “Bug” est sorti. Et avec lui, Enki Bilal poursuit son exploration d’un monde dans lequel la mémoire s’efface, où l’intelligence se dilue dans le flux numérique. Rencontre avec un artiste qui ne dessine pas des histoires, mais des vertiges. Par Khalad

Un atelier comme une planète

Il faut imaginer l’atelier d’Enki Bilal comme un monde à part. Pas de planches de BD accrochées, mais des visages suspendus, des regards qui vous suivent. Des pinceaux par centaines, des pots de gouache comme des fioles d’alchimiste. Enki Bilal ne travaille pas dans la bande dessinée. Il traverse la bande dessinée. “Je suis dans une zone libre”, dit-il. Et cette liberté, on la sent dans chaque page de “Bug”, cette série commencée en 2017, qui raconte la chute du numérique et l’éveil brutal d’un homme devenu mémoire vivante.

Photos : Enki Bilal/Casterman/Kbsp/DR

Le silence après le trop-plein

Dans “Bug”, tout s’arrête. Les ordinateurs s’éteignent. Les données s’effacent. Et l’humanité se retrouve nue, sans mémoire, sans repères. Kameron Obb, le héros, devient malgré lui le dernier détenteur du savoir mondial. Un homme seul, face à l’abîme.

Enki Bilal ne cherche pas à faire peur. Il observe.

“Le numérique a interrompu la transmission”, murmure-t-il. Une phrase comme une gifle douce. On ne se parle plus. On se connecte. On ne se souvient plus. On consulte. “La mémoire vive supplante la mémoire vivante”, et dans ce monde saturé, l’artiste peint le manque, l’oubli et ce qui reste quand tout a été dit trop vite.

Photos : Enki Bilal/Casterman/Kbsp/DR

Combat ancien dans un monde nouveau

Kameron Obb n’est pas un héros. C’est un homme en lutte. Une lutte intérieure, entre le bien et le mal, entre la tentation et la responsabilité. “On est dans une régression de l’intelligence”, constate-t-il. Et il ne parle pas que de son personnage, il parle de nous, de nos débats binaires, de nos colères instantanées, de nos certitudes trop rapides. Il peint le doute, la nuance, ce que le numérique ne sait pas faire.

L’IA, ce miroir trop rapide

Dans ce 4ᵉ tome, l’intelligence artificielle entre en scène. Pas comme une solution, mais comme un vertige. “La vitesse à laquelle ça va me surprend”, confie Enki Bilal. Et il n’est pas le seul. Même les créateurs de ces technologies ont peur. Mais le dessinateur garde espoir. “La lueur, c’est que les jeunes, une fois l’addiction passée, reprendront les choses en mains.” Il y croit et surtout le peint. Le 5ᵉ tome sera le dernier. Il promet une fin lumineuse. Parce que même dans le bug, il reste une étincelle. Une étincelle humaine, une étincelle vivante.

Photos : Enki Bilal/Casterman/Kbsp/DR