La prison de Nîmes est en effet l’une des plus surpeuplées de France. En 2017, quatre de ses détenus ont attaqué en justice l’État français pour mise en danger d’autrui à cause des conditions de détention déplorables de la maison d’arrêt. Cependant, les juges se sont déclarés « incompétents » devant le caractère unique de cette affaire. On peut alors regarder en arrière et se rendre compte que l’histoire des prisons en France et à l’étranger fait état d’une lutte permanente, et que les problématiques – excepté dans certains pays – s’accentuent, en défaveur des prisonniers évidemment.
Un grand nombre d’ouvrages a été écrit sur ces lieux de privation de liberté. Parfois par les condamnés eux-mêmes (Serge Livrozet, casseur de coffres, emprisonné pendant neuf ans et écrivain qui a fondé en 1972 le CAP – Comité d’Action des Prisonniers, avec Michel Foucault). Aujourd’hui, il existe en France 186 établissements pénitentiaires dont 82 maisons d’arrêt (avec une surpopulation de 140%) et 13 maisons centrales. Elles renferment environ 70000 détenus (plus de 66000 hommes et 2400 femmes), gérés par 39000 agents. Cela veut donc dire qu’à peu près 110000 personnes (sur)vivent peu ou prou de l’incarcération. Notre « pays des droits de l’homme » est un des seuls d’Europe où la démographie de sa population carcérale augmente alors que dans le même temps les conditions de vie sont qualifiées d’« indignes », voire « inhumaines », que ce soit par les protagonistes qui les expérimentent contre leur gré, ou à travers le constat des différents experts qui les visitent.
Pour venir en aide aux prisonniers, de nombreux groupes gravitent autour et au sein des établissements pénitentiaires : l’OIP – Observatoire International des Prisons, la FARAPEJ – Fédération des Associations Réflexion Action Prison Et Justice, le GENEPI – Groupement Étudiant National d’Enseignement aux Personnes Incarcérées, l’ANVP – Association Nationale des Visiteurs de Prison, et bien d’autres encore… À cela s’ajoutent les ateliers de création délégués à des écrivains et des artistes. Cette solidarité est salutaire, et, s’il s’agit sinon de leur rendre hommage, sans aucune instrumentalisation de notre part, peut-être pourrions-nous proposer dans notre contexte, par le biais d’une réflexion ouverte, une visibilité la plus accrue possible durant ces deux prochains mois.
Pour attraper encore quelques détails vivants du dehors* est la quatrième exposition du centre d’art et regroupe quatre artistes, Nicolas Daubanes, Paul Heintz, Sarah Kowalczewski et Laure Tixier. Les projets présentés ici ont été réalisés entre 2013 et 2017 et prennent pour socle commun l’univers carcéral. Les artistes s’y sont intéressés pour en documenter ses aspects ou pour créer des liens étroits avec les détenus.
La série Map with a view (géométrie de l’enfermement) de Laure Tixier met en exergue 33 plans de prisons, dont certains en panoptique – structure qui prend la forme d’une tour centrale d’où le surveillant peut voir toutes les cellules sans lui-même être vu par leurs occupants – parangon de l’ingéniosité architecturale au service d’une soi-disant meilleure surveillance des individus. Cette succession de formes introduit l’idée qu’il existe une esthétique multiple de l’enfermement aux quatre coins du monde. Donc, plusieurs manières de surveiller et punir.
En révéler les contours, les intériorités, attrape notre regard et dévoile la complexité de ce que doivent être les mouvements derrière les barreaux. Georges Didi-Huberman soulève un point intéressant à ce propos : « Le mythe fait acte de survivances dans les classes sociales opprimées, celles qui remplissent par conséquent les cellules de prisons, avec leurs jargons spécifiques, leurs rituels venus d’on ne sait où, leurs gestes anachroniques. […] » On remarque alors que l’architecture se révèle être un irrépressible facteur de soumission.
Le Stutthoff (mirador) ou l’ancienne prison pour mineurs de la Roquette repris par Nicolas Daubanes dans ses dessins à la poudre d’acier aimantée – en référence aux barreaux et à la lime du prisonnier qui veut s’en évader – en sont un écho historique.
L’artiste rend visite depuis plusieurs années à des personnes incarcérées dans diverses prisons de France et d’Espagne. Il y réalise des projets au long cours et des études pour ainsi proposer des pièces empreintes pour la plupart d’une puissante noirceur chromatique. D’ailleurs, le noir constant que l’on remarque d’emblée dans l’exposition est contrebalancé par un grand calepinage de trois couleurs, pièce faisant référence aux individus qui ont foulé à l’époque le sol de la prison de Montluc à Lyon. L’artiste répertorie les murs, les façades, les portes, les couloirs, les escaliers, comme ceux de la maison centrale d’Ensisheim dans le Haut-Rhin, connue pour compter le plus haut taux d’emprisonnement à perpétuité de l’Hexagone (elle renferme d’ailleurs les tueurs en série Michel Fourniret, Guy Georges, et Francis Heaulme).
En discutant intensément avec certains détenus lors de ses passages, Nicolas Daubanes parvient à tisser avec eux des relations intimes et de confiance. Celles-ci lui permettent d’en apprendre davantage sur les stratagèmes que les prisonniers entreprennent pour s’en sortir avec les moyens du bord, par la conception de recettes ou la fabrication d’objets. C’est une question d’échange et de respect mutuel, qui vient ajouter un soupçon d’humanité dans leur quotidien.
Sarah Kowalcewski entretient également, depuis plusieurs années, une relation épistolaire avec une détenue basque. Avant cela, dans son passé « genepiste », elle lui rendait visite chaque semaine au centre pénitentiaire de Fresnes. Elle a fait de ces échanges une édition ponctuée de mots, de photos, de lettres. Nous pouvons lire et nous immiscer dans cette intimité, comme l’ont certainement fait avant nous les gardiens, par le prisme d’un systématique contrôle.
Le voile pudique du système pénitentiaire est ainsi ôté grâce à ces Correspondances coercitives reconstituées par l’artiste. Un interdit y est d’ailleurs bravé. Celui de la représentation du visage de la détenue au sein de la prison. La surveillance du courrier a donc ses failles. C’est comme partout, parfois il faut savoir outrepasser les règles. Et en inventer d’autres. Pour tenir.
Dans LA VIE DE REVE NICK CHARLES III, Paul Heintz a documenté dans un journal – imprimé en milliers d’exemplaires sur les presses rotatives qui éditent le quotidien Libération – l’intérieur de l’ancienne de prison de Nancy, démantelée à partir de 2010. Le site de Charles III a eu une certaine notoriété lors de la révolte des prisons françaises au début des années 70, notamment via les photographies du journaliste Gérard Drolc prisent en 1972, puis en 2014 avec le documentaire de son fils Nicolas Drolc intitulé Sur les toits.
Cette publication est en quelque sorte une stratification, c’est-à-dire la somme de différents moments de l’histoire de ce lieu jadis ultra cloisonné. L’artiste restitue les traces laissées par les détenus durant leur incarcération : messages inscrits sur les murs, dessins, affaires laissées derrière eux… Cela nous rappelle la phrase de James Joyce :
« Les lieux se souviennent des évènements ». Ici, Paul Heintz libère véritablement l’histoire et pousse le visiteur à ne pas détourner le regard, devenant le témoin de la vie passée au sein de cet ancien établissement pénitentiaire. Inscrit dans des journaux placés dans l’espace d’exposition du CACN, cet inventaire est néanmoins, tout comme cette prison, voué à une disparition programmée.
L’exposition est tout d’abord un constat qui nous donne à voir ces espaces de lutte et cette inexorable dichotomie entre l’enfermement et la liberté. Les prisons sont de plus en plus contestées, et depuis des décennies certains s’interrogent sur les alternatives à l’enfermement, qui permettraient de ne plus considérer l’individu qui purge sa peine comme un simple homo incarceratus. Car l’absence de statut et de protection sociale pour les travailleurs détenus par exemple, mais aussi la promiscuité poussée à son paroxysme, ajoutée à la frustration engendrée par tout cela, résulte au final d’une véritable « école du crime ». De plus en plus d’études énoncent la thèse selon laquelle il faudrait, pour que les récidives diminuent, appliquer d’autres alternatives plus humaines que la répression par l’enfermement à tout prix. La prison ne serait alors plus seulement considérée comme une punition, ou même, un châtiment. Par ailleurs, au-delà de l’opinion publique, le discours des politiques reste encore flou et parfois réactionnaire quant à l’avenir de l’incarcération en France. Le président de la République a récemment annoncé en toute contradiction qu’il voulait créer une agence pour mieux encadrer les travaux d’intérêt général, tout en promettant 15000 places de prison supplémentaires durant son quinquennat… Qu’elles soient fermées, détruites, réhabilitées ou bien toujours en activité, les prisons restent des lieux d’exclusion à l’imaginaire très fort mais d’une réalité implacable ; celui qui pénètre en son sein n’en ressortira jamais indemne
Le titre de l’exposition est tiré d’un extrait d’une nouvelle produite lors d’un atelier d’écriture, publiée par les éditions des établissements pénitentiaires de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur :
Par-dessus le toit (recueil de nouvelles, pas d’année de publication indiquée).
« Assise à l’arrière du véhicule qui me conduisait à la maison d’arrêt de Versailles, je regardais fixement devant moi. Par moment, j’essayais de secouer cette inertie, jetant des regards obsessionnels à droite, à gauche, pour attraper encore quelques détails vivants du dehors. » Vickie, Marseille.