KARL LAGERFELD: Le“Kaiser“range définitivement ses mitaines…

KARL LAGERFELD: Le“Kaiser“range définitivement ses mitaines…

Le monde de la mode l’Allemagne et la France sont en deuil pour Karl Lagerfeld, leur plus célèbre enfant de la mode. Ce génial créateur de mode et directeur artistique de Chanel est décédé mardi à Paris à l’âge de 85 ans. Apparu affaibli en fin d’année dernière, sa santé s’est fragilisée au cours de ces dernières semaines durant lesquelles, Il avait manqué les shows de haute couture Chanel à Paris le mois dernier. Une première depuis ses débuts chez Chanel en janvier 1983 pour le célèbre designer.

Eric Dessons/JDD)WireImage/Bertrand Rindoff Petroff/Getty Images/AFP/Bestimage/Abaca/Annie Leibovitz/Karl Lagerfeld

L’histoire de sa propre vie a été la plus grande création de Karl Lagerfeld,  suscitant l’inconnue à la fois sur son âge et sa vie privée. Des mystères dont il aime broder autour d’histoires à son sujet sans jamais vraiment se dévoiler. Il aimait raconter par exemple comment un voyant disait à sa mère que son fils serait lié à l’église et peut-être un évêque. Au lieu de cela, athée, il a consacré sa vie à l’église de la mode et ce, avec une créativité et une promotion inlassable. Il est même devenu „le primate“ de longue date de l’empire Chanel. Après six décennies, il était le dernier de la génération d’après-guerre à travailler encore dans le secteur de la mode. Figure dominante de la haute couture parisienne depuis ces décennies, l’impétueux Karl  a parfaitement réussi sa transition en tant qu’ambassadeur à l’ère de la mode mondiale. Allemand d’origine, il a rarement été considéré comme tel sur la scène internationale, il a préféré cultiver une image francophile. Ses amis ainsi que ses biographes insistent sur le fait que sa patrie reste une partie intrinsèque de son caractère. Après le départ à la retraite du pape allemand Benoît XVI, Karl Lagerfeld prétendait cyniquement être l’homme allemand le plus influent au monde. Depuis de nombreuses années, son look est très précis : une chemise blanche avec un cou très haut et empesé, une cravate noire, une robe noire, les cheveux rassemblés en catogan derrière la nuque et les lunettes de soleil (avec des verres correcteurs) noires. Une touche personnelle dont le cœur a, de son propre aveu, une origine précise. Le comte Harry Kessler (1868-1937) est l’icône de style de Lagerfeld, un choix personnel mais pertinent. Son esthétique à haut collier des dernières années rend hommage à l’aristocrate du XIXe siècle.

Au hasard d’un concours

Karl Lagerfeld est né à Hambourg en… septembre 1933 (lui revendique 1935) et a passé les premières années de sa vie dans une villa surplombant l’Elbe dans la banlieue riche de la cité portuaire allemande à Blankenese. Son père, Otto, était un autodidacte, d’abord avec sa propre société d’import-export, puis comme directeur général d’une marque américaine de lait concentré en Allemagne, Glücksklee. Ce n’était pas très glamour pour le jeune Karl qui, plus tard dans sa vie, a fait courir une rumeur qu’il était l’héritier de la fortune Nivea.
À l’école dès l’âge de 7 ans, il marque sa différence, combiné à ses vêtements bien entretenus et à ses cheveux luxueux. Peu intéressé par le sport et les filles, il cultive son statut de marginal et de solitaire dans une époque ou les coupes de cheveux serrées des Jeunesses hitlériennes étaient légions. Ses journées après les cours sont consacrées au dessin et à la rêverie. Plus tard au début des années 50, le jeune homme majeur se voit bien peintre ou caricaturiste. En love de la ville lumière, il passe son temps après le lycée à arpenter les rue de la capitale française qu’il vénère. Loin du monde de la mode, il se cherche et tombe par hasard sur une affiche qui vante un concours de mode. Par jeu, il décide d’y participer et propose le dessin d’un manteau de couleur jaune innovant avec une ouverture très échancrée sur les épaules. Le jury est totalement conquis et lui donne le premier prix dans la catégorie « manteau » et ironie du sort un certain Yves Saint-Laurent est lauréat dans la catégorie « robe du soir ». Les deux jeunes stylistes du moment se rapprochent et scellent une belle amitié. Moins solitaires, les deux jeunes talents en devenir rompent leur pesante solitude en partageant une passion commune. Ils prennent alors leur envol dans l’univers de la mode alors en pleine effervescence. Mais la carrière de Karl Lagerfeld dans ce domaine ne décolle pas aussi vite que celle d’Yves Saint Laurent. Après quelques errances dans les maisons Jean Patou et Pierre Balmain, le jeune français d’adoption a surtout appris et compris ce qu’il ne fallait pas faire. Le créateur se lance alors dans le monde du prêt-à-porter, alors considéré comme le parent pauvre de la couture. Dès 1964, chez Chloé, ou Gaby Aghion, le fondateur, aide le jeune Karl à rationaliser et à simplifier son style afin de lui donner les clefs du succès commercial. L’année suivante, suite à une demande pressante, il aide les cinq filles de Fendi à rebaptiser l’entreprise italienne fondée par leur père, après les avoir convaincues que les fourrures bourgeoises n’ont plus aucun avenir. Irrévérencieux et respectueux, il s’amuse en révolutionnant cette marque dont il repense le logo en double F suite à une collection d’une quinzaine de pièces. Karl Lagerfeld surfe avec une certaine légèreté d’esprit en mixant les différentes fourrures amenant cette matière comme véritable pièce d’une nouvelle élégance : le luxe teinté d’ironie. Travaillée comme les autres matières, la fourrure de la collection unisexe de 1967 habillent des pantalons de cavaliers, ou celles de l’année 1996 et ses silhouettes longilignes dont les cols montants sont le seul ornement. Toujours fidèle à la marque transalpine Fendi, Karl Lagerfeld présente chaque saison ses croquis, qui ravit toujours la maison avec des techniques glanées à la fois dans la tradition de la maison ou dans l’ultra-technol.

L’appel de Chanel

En 1983, il est appelé à la rescousse de la grande maison Chanel qui tangue au point d’être cédée. Sans hésiter en dépit de nombreuses mises en garde. Il se rappelle des mises en garde : „Ne fais pas ça, c’est mort, kaput“ lui dit-on. Il répliqua avec son franc-parler : “ je sais que depuis la mort de Madame Chanel, la marque avait cultivé un certain respect, mais cultiver le respect, c’est le chemin de la ruine. Le respect n’est pas possible dans la mode. Dans la mode, tu dois vendre ta propre mère.“ Alain Wertheimer, heritier de l’empire Chanel, lui a dit qu’il n’aimait pas l’entreprise dont il avait hérité et lui a donné l’occasion de la transformer, mais si ça ne marchait pas, il était prêt à vendre. Avec un contrat lui permettant de se lâcher, Karl Lagerfeld commence son travail chez Chanel afin de dépoussiérer cette maison de couture mythique. Des idées de génie comme du neuf avec du vieux pour commencer et comme boulimique de travail, il enchaîne les collections et comme il avait aussi la passion de la photographie, il signe lui-même toutes les campagnes Chanel. Il lance également le mannequin français Inès de La Fressange comme égérie en lui signant un contrat d’exclusivité en 1983. Au fil des années, derrière son éventail et ses lunettes noires, il s’emploie à redorer le double C de Chanel, et fait découvrir au public une jeune allemande Claudia Schiffer qui deviendra le modèle des années 90. Fin 99, il se sépare de ses meubles de luxe et ses tableaux de valeur prétextant un changement vers le minimalisme japonais. Mais en fait, il fut l’objet d’un redressement fiscal de 30 millions d’euros. Plus tard dans les années 2000, fini l’embonpoint, le créateur est devenu presque aussi mince que ses modèles. Son amitié avec le jeune designer de Dior Homme, Hedi Slimane, le fait se mettre à un régime draconien qu lui fait perdre la bagatelle de 43 kg. De cette transformation physique qu’il dénommera « régime Lagerfeld » s’ensuit une communication comme pour marquer un changement réussi dans l’incarnation de son personnage. Pour lui, considérant que le luxe est d’abord un business, Karl Lagerfeld ne se prenait pas pour un artiste et balayait d’un revers de main, les directeurs artistiques qui se considéraient comme tel, pour se mettre en valeur et gagner en statut. Pour lui, ils sont là pour vendre des sacs et que leur contrat prendrait fin si les ventes de sacs ne satisfaisaient pas l’actionnaire principal. Cynique, mondain, provocateur et amoral, il cultive les facettes de son personnage, avec brio. Il aime s’entourer de stars et aussi de ses mannequins qu’il a transformé en icônes mondiales. On l’aime ou on le déteste, toujours est-il qu’avec ce sens de la dérision et surtout de l’auto-dérision dont il est coutumier, derrière lequel se dessinait toute l’intelligence et la sensibilité d’une personne assez pudique en fin de compte. Karl Lagerfeld revendiquait sa nationalité allemande et en gardait un accent caractéristique. Il fut surnommé le „Kaiser“ par ses pairs et sa culture générale avait peu d’égal dans la mode. Parlant quatre langues couramment, il est ouvert à tout, même au football, un sport dont il était totalement inculte. En deux semaines de lecture et de travaux de recherches sur ce sport collectif, il en connaissait quasiment tous les rudiments et l’historique et sans doute plus que certains spécialistes. (il dessina même le maillot de l’équipe de France 2011). Sans s’endormir sur ses lauriers, prolixe, il continue ses travaux avec toujours la même cadence infernale. Il dessine le matin, toujours chez lui, des collections entières. Malgré son âge avancé, son rythme ne faiblit pas et en une journée il peut être Rome chez Fendi et revenir le soir pour une séance de travail chez Chanel avant de se rendre à une conférence à New York le lendemain pour photographier la campagne Dior Homme. Excusez du peu, mais le „Kaiser“ ne peut rester en place, il trouve toujours à faire tout en étant prêt à explorer de nouvelles pistes. À l’instar d’un metteur en scène, Il invente les défilés-spectacles, notamment en transformant souvent le Grand Palais de Paris en supermarché géant, en plage exotique, en galerie d’art ou en rampe de lancement de fusée. Génie colossal, il ose trahir les codes de la mode avec humour et classe mondiale. Avec lui et ses spectacles gargantuesques, la mode comme les fashionweek sont devenues des shows qui intéressent toutes les catégories de personne.

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Une fidélité récompensée

Parallèlement, il crée en 2004 une collection Karl Lagerfeld pour les boutiques grand-public H&M, avec un succès record en vingt minutes. Il photographie également des campagnes pour Coca Light. De cette passion pour la photographie naissent de nombreux ouvrages publiés aux éditions Steidl et des éditoriaux pour des magazines. Son œuvre est exposée à la foire Art Basel, à la Maison européenne de la Photographie, au château de Versailles, à Tokyo, à New York ou à Berlin. Le „Kaiser“ passe alors à la réalisation de film sur grand écran avec des courts métrages. En 2008, il pose pour la prévention routière en gilet jaune, l’air peu enviable, avec comme slogan : “ C’est moche, c’est jaune, cela ne va avec rien mais cela peut vous sauver la vie.“ Un plébiscite pour l’un des conseils de mode les plus utiles au monde. En 2014, un très long documentaire télévisé allemand a permis de s’imprégner d’un bout de vie créative de insatiable et visionnaire Karl Lagerfeld : défilés de mode dans une ambiance volcanique, rencontres avec ses mannequins fétiches qu’il a formé dont Claudia Schiffer et Linda Evangelista, l’exposition itinérante Little Black Jacket vue par 1,5 million de personnes ainsi que le dressing d’une cliente couture Chanel, garni de robes de plus de 100 000 euros chacune. Karl Lagerfeld a su à chaque collection produire des contenus de marque pour faire rayonner Chanel, au-delà des modèles qu’il dessinait à ravir avec le sens de la rigueur et du détail qui lui étaient propres. L’an dernier la britannique Cara Delevigne et les jeunes Lily-Rose Depp et Kaia Gerber ont foulé le sable de la plage éphémère du dernier show en présence du maître, sa dernière apparition en collection. Les comptables de Chanel sont, sans doute, en deuil. Sous la houlette de Lagerfeld, Chanel est passée d’une maison de haute couture à une multinationale qui vend des bijoux, des montres et des cosmétiques, avec 310 boutiques dans le monde. Propriété privée et non tenue de publier ses comptes publics, elle a néanmoins publié pour la première fois des chiffres l’année dernière. En 2017, ses revenus ont atteint 9,62 milliards de dollars pour 2017, soit une hausse de 11 % par rapport à l’année précédente, avec des bénéfices en hausse de près d’un cinquième par rapport à l’année précédente. La célèbre marque française sera désormais sa plus belle signature et son nom y sera à toujours lié. Une réussite qui l’envoi définitivement au panthéon des couturiers. Homme public à ces heures, Karl Lagerfeld, vivait et travaillait surtout, retiré dans son hôtel particulier parisien de la rue de l’Université, qui ressemble à une bibliothèque tant sa collection d’ouvrages est immense. Partageant sa vie avec Choupette, une jolie chatte sacrée de Birmanie qu’il a transformé en superstar des médias sociaux. Une beauté aux yeux bleus qu’il idolâtre en la faisant poser en couverture du Vogue allemand ou pour des publicités de voiture. Arrivée par hasard dans sa vie, elle a pris une si grande place dans le cœur solitaire de ce génie iconique qu’elle sera sa seule héritière. Encore un contre-pied du grand Karl.

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